Éric Daumont, ou la fascination du genre humain
« Depuis qu’il peint, Daumont a toujours été fasciné par les corps. Rien n’a plus d’attrait pour lui que les corps nus, les petits, les maigres, les grands ou les gras. Il faut s’approcher de ses toiles pour y voir ce qui ressemble à une obsession. Les veines, les bourrelets, les nombrils, les seins, les doigts, les cuisses, les sexes, les genoux, les orteils… il les peint comme le ferait un paysagiste. C’est-à-dire avec une admiration palpable et une touchante symbiose, mais aussi une acuité pour chaque détail qui met en évidence leur singularité. Sans jugement et sans provocation. Et puis il y a les visages et les regards de ses modèles. Leur spécificité est sûrement une de ses préoccupations majeures, et il est troublant de déceler justement chez chacun d’entre eux une certaine ressemblance. Alanguis sur un canapé suranné, ou allongés sur d’anciennes affiches de cinéma, les gens qu’il peint semblent pensifs, rêveurs, ailleurs… ou bien ils regardent le spectateur comme pour leur dire « Eh bien oui, c’est moi, c’est moi avec ce corps-là, cela t’étonne…? Eh bien moi aussi, cela m’étonne d’avoir ce visage-là avec cette enveloppe-là…» Cet imaginaire invective me semble être la clé de son travail, une de ses obsessions majeures, et elles sont somme toute des questionnements universels et éternels, inconscients ou non. Daumont aime les gens, il pourrait les peindre tous, quels qu’ils soient, jeunes, vieux, en pleine force de l’âge, hommes, femmes et enfants, car un de ses talents est aussi cette empathie et cette connivence qu’il sait installer avec celui ou celle qu’il peint, et qui fait la grâce de son travail. On devine aussi dans sa peinture sa fascination du travail du temps. Le temps qui ennoblit les corps et les raffermit, et puis qui fait les peaux se plisser, les chairs se transformer, les regards prendre une autre brillance… Ce joli désir qu’il a d’attraper un moment de vie, ou un instantané de la vie toute nue de son modèle, fait toute la qualité des peintures d’Éric Daumont, un artiste inspiré par le genre humain. »
Jean-Jacques Marnier
Écrire sur Éric Daumont
« La question de légitimité n’est pas à traiter. Suis-je légitime dans cette fonction ou dans ce rôle ? Seul l’autre peut y répondre. Donc un homme qui peint depuis vingt ans, chaque jour, est pour moi sans nul doute un peintre.
Alors peintre oui, créateur aussi, explorateur sans aucun doute, voleur d’émotion certainement. On ne peut parler du travail d’Éric sans en connaître les étapes : la rencontre, la séance photo, le choix de l’image, la peinture.
La séance me paraît être la chose la plus importante. La peinture ne serait que le témoin, l’alibi, la preuve de la rencontre. Elle est comme une affiche de cinéma, elle signale qu’une rencontre a bien eu lieu, un échange une émotion, quelque chose s’est passé entre l’objet et l’œil, l’objet du désir. Car il cherche, il sonde derrière son objectif.
Derrière l’appareil photo, il attend de l’autre le don de l’intime, cette chose qui nous constitue. Par le désir, la pulsion, l’émotion, il amène peu à peu le sujet à se livrer dans une forme de laisser-aller. Le moment où l’autre lui dit : « Prends de moi ce que tu veux, j’abdique, je suis à toi. » Pourtant Éric n’est pas dupe. Comment donner ce que l’on n’a pas ? Alors il recommence et recommencera encore dans l’espoir de trouver, de recevoir une nouvelle fois comme un cadeau, ce don unique de l’intime. Ce doit être ça le travail d’Éric. Comment restituer alors cette émotion, c’est sur le support qu’est la rétine, c’est sur le négatif de la pellicule photographique et la toile qu’on trouvera peut-être les traces de cette chose.
Il est comme un enfant qui prend le jouet de l’autre dans l’espoir de ressentir, d’éprouver le plaisir que l’objet procure. Une fois la photo prise, la peinture faite, il laissera choir comme l’enfant le jouet, n’ayant pas trouvé lui-même l’émotion ressentie chez l’autre. Alors il faudra continuer persévérer.
Parce qu’il cherche, il veut comprendre. Comment ça marche un humain ? Oui il y a le corps mais nous le montrer nu semble vouloir dire qu’il ne s’agit pas de cela. C’est plus que cette écorce cette pellicule, ce support, cette frontière entre le dedans et le dehors que la peau symbolise. C’est le moi-peau no man’s land ; le moi-peau porosité ou l’échange invisible.
Et peu importe la taille du bras, des yeux, la forme du pied, la bonne proportion des oreilles et le flou de la bite. C’est l’émotion qui s’est produite, dont nous n’avons pas été témoins que nous tentons de comprendre à travers ses petits cailloux colorés qu’Éric laisse sur son chemin.
Un voleur oui. Comme si, ayant pris trop de recul, il ne pouvait qu’observer les émotions les sentiments sans pouvoir en bénéficier. Alors il regarde, il invite, il séduit afin d’acquérir le panel de sentiments dont il est dépourvu, pour mieux le transmettre à son tour.
Il semble se protéger avec ses toiles comme il le fait lors des séances de photo à cacher son visage derrière son appareil. Trop d’émotion, trop de corps offerts. Qu’a-t-il fait pour mériter cela ? Et comment traduire ce qui ne l’est pas. Alors peu importe la lumière, le fond avec affiche ou le parquet, peu importe le canapé, le fauteuil. On reprendra l’humain le même on le photographiera de nouveau, avec sa toile habillé, nu, chaque année. Et peut-être que dans cette répétition il trouvera, nous trouverons cet intime que l’on désire chez l’autre, qui pourtant n’y est pas et qui nous manque tellement.
On cherche avec l’autre ce rapport qui pour Lacan n’existe pas. C’est peut-être ça notre point commun. Chercher là où pourtant il devrait y avoir quelque chose, une trace et pourtant rien. On continue donc de chercher à représenter cette absence de rapport.
La peinture d’Éric est à voir en série, celle des nus sur canapé, les nus sur affiche, les nus et leurs phrases, les nus et leur gros plan. Mais elle est à voir en transversalité, soit dans la chronologie du sujet peint. Ses filles bébés puis enfants puis adolescentes.
Mais voir la peinture d’Éric ce serait tout d’abord voir les négatifs 6×6 de la séance exposés, le cliché choisi et la peinture. Là, la lecture du travail d’Éric serait complète. Mais livrer ses négatifs reviendrait à la mise à nu de l’auteur, que dis-je, transformer celui-ci en un écorché vif comme sur une planche d’anatomie.
Voilà je suis la sœur d’Éric. J’ai peint il y a longtemps et je lui ai souvent dit qu’il décalquait qu’il ne peignait pas. Non pas par jalousie, mais par ignorance. Je crois que son envie de se rapprocher au plus près de ces corps, quitte à aller au plus simple, c’était de comprendre mieux ce qui s’y cachait. Qu’y a-t-il à l’intérieur, comment ça marche, comment fonctionnent les émotions ? Comment faire pour aimer, pour être aimé ? Quelle est ma place ma légitimité dans ce monde ? »
Claire Daumont